Dossiers — Intertextes et documentations
Cunsigliu - Dossier 004 30/04/2011
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30/08/2011
L'extrait ci-dessous était destiné au VIème chapitre de Cunsigliu, dont un long prologue se proposait de décrire la vie des charbonniers toscans à la Maremme. Cet épisode devait se clore par le retour des bûcherons à Sarretto au terme de la saison charbonnière ; c'est sur la scène de ce retour que s'ouvre le chapitre VI dans la version définitive.



Le vieil oncle pressa les épaules du garçon dans ses mains calleuses et le secoua doucement pour l'extraire de la prostration mélancolique dans laquelle le départ du charretier l'avait brutalement plongé.
        « Ne sois pas triste… Ici, nous sommes des hommes libres. Et je vais t'enseigner le plus beau métier au monde, tu verras. Il faut l'aimer, cette vie-là, l'aimer de toute son âme. »
        Durant les semaines qui suivirent, l'ingratitude de la besogne faillit décourager les plus jeunes. C'était toujours comme ça, le premier mois. À la Maremme, il n'y avait pas de bûcheronnage sous-traité : les charbonniers effectuaient l'intégralité du travail, depuis l'abattage des arbres jusqu'à l'assemblage du charbon en balles. La hache d'abord, puis la serpe pour l'émondage, puis la hache à nouveau, et la scie. Enfin les bras et les jambes pour le débardage… Le soir venu, certains rentraient au campement tellement rompus de fatigue qu'ils partaient dormir sans manger.
        Au bout d'un mois de mise en condition, Gianfranco et les autres apprentis furent initiés à la construction de la meule charbonniàre, la carbonaia, dont le montage exigeait soin et précision. L'instant était attendu comme la Révélation et les anciens avaient suffisamment ménagé leur effet pendant des semaines pour retenir tout l'intérêt de leur jeune public.
        En chevrotant une mélodie de son temps, Zi' Fabio se saisit d'un pinnatu et dégagea une aire sur une zone parfaitement plane ; quand ce fut fait, il en nettoya la surface au râteau. À l'aide du même cordeau qui avait servi à dàlimiter les bases de la cahute, il traça au sol un cercle de neuf pieds de rayon dont il balisa le centre par une structure en pierre comparable à un boisseau. En butée contre ce boisseau artisanal, un premier lit de rondins venait habiller le par-terre, de l'intérieur vers l'extérieur du cercle, de façon à ce que les segments de troncs les plus larges fussent posés en aplomb et disposés à la verticale pour former une cheminée centrale. On appuyait alors les troncs suivants, choisis selon leur taille et leur diamètre, en prenant garde que leur hauteur déclinât à mesure que l'on s'éloignait du centre. Au sommet, on tressait le dôme au moyen de branchages, assurant ainsi à l'ensemble son indispensable stabilité. On comblait les ajours avec des éléments plus minces pour obturer le moindre interstice, sans oublier toutefois d'ouvrir des évents près du sol pour prévoir la circulation des gaz. Venait ensuite le garnissage avec la camicia di ramicci, « chemise de rameaux », constituée de branchages, de feuilles humides et de terre argileuse. En quelques heures de confection, la charbonnière ressemblait à une grosse polenta prête à la cuisson.
        Virgilio se fit aider pour grimper sur la structure : il lui revenait l'honneur d'ouvrir la cheminée et de procéder à l'allumage. Quand il arriva sur le sommet du téton géant, il ne put s'empêcher d'éructer une cocasserie licencieuse. Des rires complices éclatèrent. Soudain, un craquement brusque retentit sous lui ; l'équilibre des troncs liés entre eux s'avérait précaire. C'était un avertissement manifeste : il ne fallait pas traîner là-haut trop longtemps. On se hâta de lui tendre au bout d'une perche un baquet rempli de tisons en flammes, dont il versa le contenu dans la cheminée par l'orifice qu'il venait d'ouvrir. Arminio, quant à lui, se servit d'un manche de hache pour percer une galerie à un point inférieur de la meule, au niveau du sol ; cette ouverture servirait d'abord de conduit d'appel pour amorcer la combustion puis de cheminée une fois que l'orifice supérieur serait rebouché.
        « Regarde bien, chuchota Zi' Fabio à l'oreille de Gianfranco. Les braises vont retomber jusqu'au bas de la cheminée. La base commencera alors à se consumer. Si la carbonaia s'enflamme, ce sont des jours et des jours de travail qui partiront en fumée ! Mais tu peux me croire : en quarante ans de charbonnerie, je n'ai jamais vu une chose pareille se produire… Pas avec nous, en tout cas ! »
        Virgilio referma le trou du haut, puis redescendit avec prudence.
        Et effectivement, après de longues minutes, la meule commença à expulser par le bas une abondante fumée ; Gianfranco comprit que le coeur de braise avait correctement entamé son processus de combustion. Dès lors, le résultat à venir dépendait de l'expérience des maîtres : patience et savoir-faire. Cela pouvait prendre plusieurs jours. Les bois ardents devaient être précautionneusement remués depuis le dessus, qu'il fallait rouvrir et refermer par cycles réguliers. Matin et soir, on vérifiait l'homogénéité de l'embrasement, en le rectifiant au besoin par la perforation ou l'obturation des fenêtres de la camicia.
        Au bout de quelques jours, la carbonaia se tassait et s'effondrait comme un soufflé. Alors, on raclait la croûte de surface, on en triturait les mottes devenues compactes et on étalait uniformément la terre sur les braises afin qu'elles s'étouffassent. Le jour suivant seulement, on écartait les résidus au râteau et on pouvait récupérer le charbon de bois. Celui-ci était alors trié, uni et lié en balles.
        Désigné dans une équipe, chaque carbonaro distribuait sa présence, tantôt au bûcheronnage, tantôt à la meule, sur le principe d'un programme équitable, défini et adopté collectivement.
        Ainsi s'écoulaient le temps à la Maremme, entre la hache et le râteau. Du lever au coucher, manipuler du bois sous toutes ses formes : vert à la taille, lourd en billots, ardent au feu, noir en charbon. Dans la gamelle, polenta et fromage, fromage et polenta, l'eau de la barrique, le maïs, le sel. Le dimanche, on ne taillait pas : on charriait le bois, à l'épaule ou à la grande fourche. Les jours de pluie, quand les conditions rendaient le travail impossible dehors, le temps qui se dilatait à l'infini entre les murs de l'abri rendait l'ennui insupportable. La cabane renfermait des odeurs de polenta et de fumée, de suie et de vêtements mouillés. Pour ceux que le jeu distrayait, la scopa et la brìscola aidaient à diluer la mélancolie qui s'installait inévitablement. Les hommes du charbon pensaient à leurs familles, à leurs épouses. Ils songeaient à la solitude, car un charbonnier ne faisait jamais montre de ses malheurs : il les gardait pour lui et demeurait seul face à eux.
        À l'approche d'un soir de décembre imbibé d'une moiteur sale, ponctuant une journée passée à colmater les brêches du toit à travers lesquelles l'eau de pluie s'insinuait, la résistance d'un cadet céda :
        « Miseria ! Dieu n'avait-il pour nous d'autre calvaire que ce purgatoire de marécages où nous pourrissons ? Je veux rentrer chez moi. Je préférerais mourir plutôt que revenir ici !
        — Un peu de courage, mon garçon, soupira Arminio. On n'a pas d'autre destin que celui qu'on nous donne. J'en connais qui ont essayé de s'y soustraire en quittant Sarretto, mais aucun d'entre eux n'a réussi à contrarier la volonté de notre Seigneur. Nous, c'est le charbon qui nous tient.
        — Peut-être, concéda Fabio, mais au moment de repartir pour la Maremme, on est en droit de se demander s'il existe un même Dieu pour tous… »

Cunsigliu - Dossier 003 28/08/2011
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28/08/2011
En septembre 2007, je publiais sur mon blog un article décrivant sommairement le mécanisme d'un cryptosystème asymétrique. Il s'agissait d'un embryon d'algorithme un peu daté dont finalement Cunsigliu n'aura pas retenu le principe : les rouages de ce code sont à la portée de quiconque possède quelques notions d'arithmétique modulaire, mais il me semblait difficile à incorporer dans l'écheveau d'une intrigue déjà dense. Voilà pourquoi mon choix s'est porté sur un procédé plus léger et mieux adapté à la couleur du récit.

L'énigme des gorgones recourt à la mythologie étrusque en lui empruntant trois divinités : Culsu (la porteuse de flambeau), Leinth (à la face voilée) et Vanth (qui tient le Livre du Destin). Leur rôle est de veiller sur le mundus, la porte de l'Aïta (les enfers). Dans la hiérarchie chtonienne, ces trois Hécate étrusques sont subordonnées à Charun, le nocher psychopompe qui conduit les âmes vers l'Aïta. Dans Cunsigliu, elles sont réifiées sous la forme de trois fétiches en apparence identiques, taillés dans de la pierre de savon ; chacune d'elles porte à son revers un cryptogramme de vingt-cinq signes disposés en carré. Une mention distincte gravée en-dessous de chaque carré permet de les identifier : Je suis Culsu la troisième, etc.

Mathématiquement, le code mis en oeuvre par le lapicide des gorgones est simple mais d'une efficacité absolue. Il repose sur deux codes rudimentaires, le chiffre de Vigenère et le chiffre de Vernam (« masque jetable » ou « one-time pad »), dont le fonctionnement s'exprime ainsi :

f(x) = (x+k) mod n

où k est la clef et n le nombre de signes constitutifs du système alphabétique utilisé. Le lecteur comprendra au fil du texte pourquoi ce procédé cumulatif, auquel s'ajoute la transcription en étrusque(1), conduit à l'inviolabilité du dernier cryptogramme : le message de Vanth ne peut être déchiffré qu'à la condition sine qua non que les deux autres l'aient été au préalable. La première donne la clef pour la seconde, qui permet de localiser la troisième, laquelle nécessite le texte en clair de celle-ci pour être décodée à son tour. Une table de Vigenàre facilite le décryptage à vue : on pointe k en ordonnée, on repère f(x) sur la ligne de k, et x apparaît en abscisse. N'oublions pas que l'étrusque est sinistroverse ; cela concerne tout aussi bien la lecture des cryptogrammes que celle des clefs !

Conformément au principe de Kerckhoffs, la robustesse du Vigenère ne réside pas dans la sécurité algorithmique du code mais dans la génération des clefs : plus la clef est longue et aléatoire, plus le chiffrement sera sûr. Charles Babbage fut le premier, en 1854, à casser le chiffre de Vigenàre par analyse des fréquences ; pour autant, sa méthode ne pourrait rien contre un message codé au moyen d'une clef parfaitement aléatoire et assez longue pour recouvrir l'ensemble du texte à chiffrer. Le Vernam est, en quelque sorte, un Vigenère parfait. On dit qu'il servirait encore de nos jours, et pour cause : la théorie de l'information nous apprend que tout algorithme de cryptage peut être brisé… à l'exception de celui-ci ! Son principal défaut réside en la nécessité d'un canal secret pour l'échange des clefs. Philip Zimmermann, concepteur de PGP, ricane : pourquoi chiffrer ses messages lorsqu'on dispose déjà d'un canal sécurisé ? Certes, le Vernam est peu adapté à un usage en réseaux(2). Mais qu'adviendra-t-il le jour où un super-calculateur quantique fournira une réponse globale au problème de la factorisation(3), colonne vertébrale de la cryptographie à clef publique(4) ? En nous souvenant de l'exploit de Rejewski sur Enigma, nous jurerons que l'Histoire se répète…



(1) Concernant la langue étrusque, voir l'article Paroles d'un peuple défunt sur le blog de l'auteur.
(2) Quoiqu'un logiciel nommé Turbine, fondé sur le principe du code de Vernam, ait été développé à cette fin.
(3) Les algorithmes de Shor préfigurent l'avenir de la cryptanalyse, nonobstant une mise en pratique complexe en raison du phénomène de décohérence.
(4) Cf. Marcus du Sautoy, La symphonie des nombres premiers, collect. Points Science, éd. Éloïse d'Ormesson, Paris, 2005, p. 366.
Cunsigliu - Dossier 002 25/04/2011
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25/04/2011
La douceur ocre et ambre d'une petite aquarelle figurative a égayé pendant des années le mur de mon bureau sans que quiconque ne sût me dire qui en était l'auteur ni même quel paysage elle honorait. Aujourd'hui, je mesure l'influence muette mais impérieuse que cette oeuvre au demeurant ordinaire, quoique très estimable à mon goût, est parvenue à imposer sur mes choix quand les premiers contours du Lazaret Padulacci me sont apparus.

L'élaboration de ce lieu important, conçu de sel et de sang, a réquisitionné mon imaginaire des jours durant, avant d'accoucher d'une ruine s'élevant des marécages comme un moulin à l'abandon ; c'était, à défaut de l'avoir inventée, l'image rémanente de cette toile qui, par les sortilèges de la mémoire, m'en avait restitué le corps et l'aspect. L'évidence de l'emprunt s'est déclarée plus tard, a posteriori, quand un beau jour, pour une raison que j'ignore, mon regard s'est arrêté sur le Pont du Diable(1) avec une acuité inédite, un oeil plus attentif.

Combien de tableaux, à l'instar de celui-ci, combien d'oeuvres, de rencontres, de voyages, ont-ils infléchi mes choix initiaux, le plus souvent à mon insu ? Dans le laboratoire du roman réside un athanor de souvenirs, distillant en silence les matériaux subtils qui, au terme d'une lente décantation, deviendront le carburant de l'imaginaire et, en fin de compte, la véritable substance du récit : un compromis entre résurgences et rêves inengendrés.



(1) Le Pont du Diable, aquarelle de Ryton Cazenave, 1997(?).
Cunsigliu - Dossier 001 24/04/2011
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24/04/2011
Deux documents, obligeamment transmis par un informateur bien renseigné, m'ont servi à étayer l'argument scientifique sur lequel Cunsigliu se fonde. L'un est strictement médical, l'autre recouvre une vocation plus historique.

Le premier article(1) met en rapport les critères géo-environnementaux en hématologie génétique et le rôle des parasitoses dans la mutation de certaines maladies du sang. « La plupart des pathologies constitutionnelles du globule rouge, prédominant dans les régions d'endémie palustre actuelle ou passée, constituent le témoignage d'un processus de sélection vis-à-vis du Plasmodium. » Ce qu'il me semblait intéressant d'exploiter était moins le phénomène de sélection par lui-même, connu et admis depuis longtemps en génétique des populations, que le principe immanent dont il procéde, ininterprétable sinon sous l'angle prospectiviste : « Lorsqu'un gène entraine certaines conséquences pathologiques sur les individus, il est nécessaire qu'il confère par ailleurs un avantage sur la reproduction ou la survie. » L'auteur nomme cette compensation le polymorphisme balancé. Cette fascinante ingéniosité du vivant, dévolue à la pérennité de l'espèce, offre à penser qu'une part de notre conscience réside dans la chair et s'exprime, malgré nous, jusque dans les mouvements présumés stochastiques de nos plus infimes constituants. Voici comment la drépanocytose et la thalassémie, graves dans leur forme sévère, ont prémuni des communautés entières contre le plasmodium là où toutes les prophylaxies avaient échoué : en altérant la structure des hématies, l'organisme provoque une anémie pour neutraliser l'action du parasite. Combattre l'intrus contraint le corps à l'auto-mutilation ; tel est le prix de la survie.

Le second article(2), issu du fonds documentaire de l'Institut Pasteur, relate la contribution apportée par la Fondation Rockefeller à la prévention antipaludique en Corse entre 1923 et 1951. Posant les grandes dates d'une action méconnue dans l'histoire de la lutte contre la malaria en Méditerranée, ses auteurs insistent sur l'impact déterminant des travaux conduits par Émile Brumpt et la Fondation américaine avant la Seconde Guerre mondiale, même si l'on admet aujourd'hui que l'éradication du plasmodium dans le sud de l'Europe est le résultat du programme DDT de 1948. La première station corse anti-malaria voit le jour à l'automne 1925 à Bastia, suivie par celles de Porto-Vecchio et d'Ajaccio l'année suivante. À partir de 1931, un réseau de dispensaires est en partie financé par la Fondation. Plus de quatre mille litres d'huile de paraffine sont répandus sur les étangs du littoral corse entre 1925 et 1938 pour anéantir le principal vecteur incriminé : anopheles maculipennis. Un document daté du 5 avril 1948 atteste qu'une tonne de DDT a traversé l'Atlantique au mois de mars, en provenance de New York et à destination de Marseille. Soixante-quinze asperseurs Lofstrand, douze tonnes d'insecticide en poudre et cent litres de Triton X100 utilisé comme solvant débarquent en Corse moins d'un an plus tard. Dans le même temps, le ministère des Finances alloue vingt-six millions de francs à la lutte antipaludique en Corse ; la contribution de la Fondation Rockefeller s'élève à quinze mille dollars, soit environ trois cent soixante-quinze mille francs (15% de l'allocation globale). Il n'est pas dans l'intention de l'article cité d'appeler le lecteur à s'interroger sur les ressorts réels de la générosité américaine durant cette période : chacun saura, à son gré, se faire une opinion.

Le thème de Cunsigliu doit beaucoup à ces deux sources, tant par leur apport informatif que par les multiples réflexions qu'elles ont suscitées lors de la construction de l'intrigue. S'il était besoin, précisons que l'idée originale sur laquelle le « programme Hermès » évoqué dans Cunsigliu repose n'est liée, bien heureusement, à aucune réalité présente ou passée.



(1) Bauduer F., Hématologie et populations, Encycl. Méd. Chir. (Elsevier SAS, Paris, tous droits réservés), Hématologie, 13-000-M-56, 2003, 11 p.
(2) Opinel A. & Gachelin G., The Rockefeller Foundation and the prevention of malaria in Corsica, 1923-1951 : support given to the French parasitologist Emile Brumpt, Institut Pasteur, Paris, 2004.